LXI 64

D’ailleurs, je n’ai jamais su ni lire, ni écrire, ni peindre, ni voir même… Je fais tout ça à l’occasion. Certes, avec le temps, on finit par acquérir de l’expérience dans ces domaines, mais c’est davantage d’habitude qu’il s’agit, de manie peut-être. C’est un réflexe de cancre, je me méfie de ceux qui possèdent leur savoir comme les bourgeois leur pognon. En tant que peintre j’aspire à l’innocence de L’Idiot de la famille : l’innocence de celui qui ne nuit pas parce qu’il ne connaît, ne sait pas faire le mal. Le savoir a toujours un versant obscur et maléfique propice aussi bien au juste qu’au vice, et c’est pour cela qu’il m’effraie un peu.

Je préfère ma bêtise de peintre, c’est-à-dire mon instinct de bête, avec tout ce qu’il a de régressif, d’animal enfoui, tapi, hibernant au fond de l’homme que je suis. Un peintre qui crée certes, mais peu, et par faiblesse encore. On a tort de penser que créer consiste à produire. Ce productivisme est tout ce qu’il y a de bourgeois. Le peintre met de l’ordre, il range en quelque sorte. Il passe le balai, nettoie, remet les choses en place… tout cela pour libérer de l’espace. Plus nous sommes nombreux sur terre plus il faut de peintres pour faire de l’espace, agrandir notre territoire commun, explorer des recoins inhabités, ouvrir des possibles et des perspectives… En un mot, trouver de la place pour l’imaginaire de tous : faire le vide. Que certains en profitent pour remplir des garde-meubles de leurs œuvres, simplement par demande d’amour ou, pire, dans l’espoir de gagner leur vie, est indigne. Camarades, nous devons faire de l’espace, pas remplir de pleines foires de notre bric-à-brac obsessionnel pour fétichistes en tout genre !

Camille_Saint-Jacques_70Le secret véritable c’est qu’il n’y a rien à voir. Tout est affaire de trous et de vide. L’œil : cette petite grotte vide avec un minuscule trou à géométrie variable qui s’ouvre et se ferme par réflexe tandis qu’elle reçoit une quantité imprévisible de lumière immatérielle. Autant dire rien, rien de substantiel et de tangible en tout cas. D’ailleurs, les peintres se passent très bien de la vue, demandez à Titien, Monet, Matisse… Réduire la peinture au visible est misérable. Tout est affaire d’imagination. Or, l’imagination ne doit pas grand-chose à la vue, un stimulus tout au plus. Que voit Don Quichotte en face de Dulcinée sinon l’incarnation de la beauté ! Il faut être vulgaire pour s’en tenir à ce qu’on voit. Le corps suffit à insuffler le tempo essentiel, c’est de manière de voir qu’il s’agit, de manie peut-être. Dans tous les cas, c’est avec les mains qu’on voit, avec le corps entier, pas avec l’œil. Le reste est une question d’expérience. S’en tenir à contempler une peinture est un plaisir de pornographe. Aussi, l’âge et son aveuglement progressif, sont une libération.

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Non, la peinture ne doit rien à la chose vue : une trace, un indice, tout au plus. L’important est de passer à l’acte, à la mimèsis : je vois donc je fais. Il faut conjuguer tous les autres sens pour faire une image, mais surtout il faut la mémoire et l’oubli, le désir et la crainte, l’amour et la haine… Sans la synesthésie des sens et la conférence des sentiments… en un mot sans magie, il n’y a pas d’imagination, c’est-à-dire de fabrication d’images ; on se contente de rêver.

 «Mon art limité et particulier se trouve au pied de chaque haie et dans chaque chemin de campagne, là où par conséquent, personne ne pense qu’il vaut la peine d’aller le ramasser …»

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