Comme un commun
Camille Saint-Jacques
PEINTURE
D’ailleurs, je n’ai jamais su ni lire, ni écrire, ni peindre, ni voir même… Je fais tout ça à l’occasion. Certes, avec le temps, on finit par acquérir de l’expérience dans ces domaines, mais c’est davantage d’habitude qu’il s’agit, de manie peut-être. C’est un réflexe de cancre, je me méfie de ceux qui possèdent leur savoir comme les bourgeois leur pognon. En tant que peintre j’aspire à l’innocence de L’Idiot de la famille : l’innocence de celui qui ne nuit pas parce qu’il ne connaît, ne sait pas faire le mal. Le savoir a toujours un versant obscur et maléfique propice aussi bien au juste qu’au vice, et c’est pour cela qu’il m’effraie un peu.
Je préfère ma bêtise de peintre, c’est-à-dire mon instinct de bête, avec tout ce qu’il a de régressif, d’animal enfoui, tapi, hibernant au fond de l’homme que je suis. Un peintre qui crée certes, mais peu, et par faiblesse encore. On a tort de penser que créer consiste à produire. Ce productivisme est tout ce qu’il y a de bourgeois. Le peintre met de l’ordre, il range en quelque sorte. Il passe le balai, nettoie, remet les choses en place… tout cela pour libérer de l’espace. Plus nous sommes nombreux sur terre plus il faut de peintres pour faire de l’espace, agrandir notre territoire commun, explorer des recoins inhabités, ouvrir des possibles et des perspectives… En un mot, trouver de la place pour l’imaginaire de tous : faire le vide. Que certains en profitent pour remplir des garde-meubles de leurs œuvres, simplement par demande d’amour ou, pire, dans l’espoir de gagner leur vie, est indigne. Camarades, nous devons faire de l’espace, pas remplir de pleines foires de notre bric-à-brac obsessionnel pour fétichistes en tout genre !
Le secret véritable c’est qu’il n’y a rien à voir. Tout est affaire de trous et de vide. L’œil : cette petite grotte vide avec un minuscule trou à géométrie variable qui s’ouvre et se ferme par réflexe tandis qu’elle reçoit une quantité imprévisible de lumière immatérielle. Autant dire rien, rien de substantiel et de tangible en tout cas. D’ailleurs, les peintres se passent très bien de la vue, demandez à Titien, Monet, Matisse… Réduire la peinture au visible est misérable. Tout est affaire d’imagination. Or, l’imagination ne doit pas grand-chose à la vue, un stimulus tout au plus. Que voit Don Quichotte en face de Dulcinée sinon l’incarnation de la beauté ! Il faut être vulgaire pour s’en tenir à ce qu’on voit. Le corps suffit à insuffler le tempo essentiel, c’est de manière de voir qu’il s’agit, de manie peut-être. Dans tous les cas, c’est avec les mains qu’on voit, avec le corps entier, pas avec l’œil. Le reste est une question d’expérience. S’en tenir à contempler une peinture est un plaisir de pornographe. Aussi, l’âge et son aveuglement progressif, sont une libération.
Non, la peinture ne doit rien à la chose vue : une trace, un indice, tout au plus. L’important est de passer à l’acte, à la mimèsis : je vois donc je fais. Il faut conjuguer tous les autres sens pour faire une image, mais surtout il faut la mémoire et l’oubli, le désir et la crainte, l’amour et la haine… Sans la synesthésie des sens et la conférence des sentiments… en un mot sans magie, il n’y a pas d’imagination, c’est-à-dire de fabrication d’images ; on se contente de rêver.
«Mon art limité et particulier se trouve au pied de chaque haie et dans chaque chemin de campagne, là où par conséquent, personne ne pense qu’il vaut la peine d’aller le ramasser …»
Autrement dit, pourquoi la lumière n’est-elle jamais, ou presque, perçue comme un défaut d’obscurité ? Pourquoi trouvons-nous toujours naturel qu’il y ait quelque chose plutôt que rien du tout ? Sans doute, est-il impossible de ne pas identifier l’existence à la présence.
Petit, je me demandais pourquoi les peintures de natures mortes offraient tant de choses à voir, il me semblait que la « mort » devait signifier par l’absence et non l’abondance. Au Louvre, en particulier, j’étais frappé par ces natures mortes flamandes débordantes de victuailles ou d’objets hétéroclites qui vous tuent le regard à les observer, tant elles réclament de temps et d’attention. J’évitais de les regarder au début de la visite afin de garder un peu de fraîcheur pour la suite. Certes, si le peintre s’en était tenu à une table vide, on aurait pensé que son intérêt eût été la table et non cette vanité des choses que tentait de m’expliquer ma mère, et le cartel se serait contenté d’indiquer simplement : « table » au lieu de « nature morte ». Dans le genre, il n’y avait guère que les gaufrettes de Baugin qui me semblaient probantes à cause de la table justement qui en est à peine une, toute grise et abstraite, comme une présence soucieuse de se faire oublier, minimaliste avant l’heure.
Pourquoi n’ai-je pas le courage de m’en tenir au cadre ? J’aime toujours les peintures à ce stade préliminaire : lorsqu’il n’y a que le cadre et l’espace blanc au centre. Mais je trouverais démonstratif et moderne de les montrer telles quelles, ce qui serait pour moi un comble. Et puis, bien que j’aime regarder cette absence immaculée de peinture où dansent encore tous les possibles avant que j’en attrape un par la queue, que je cède – souvent lamentablement ! – au simple désir de peindre, comme à une envie profonde et irrésistible, pavlovienne… J’ai aussi envie de cela, c’est plus fort que moi, comme une jouissance qui monte et dont il faut se libérer.
C’est alors que me revient toujours cette interrogation : « pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose ? ». Comme L’Artiste de la Faim de Kafka, j’aspire à n’être que pur esprit : incorporel et immatériel. Il est si difficile de composer avec ce corps et avec les choses. Tout n’est que résistance, tensions ou effondrements imprévus. Je suis là à me débattre avec tant de pulsions contradictoires et sournoises, qui donnent à chaque choix un goût d’amertume, que la peinture m’épuise en même temps qu’elle me ravive.
Depuis quelque temps, au lieu de peindre directement une forme, un cercle par exemple, je fais des trous dans le papier. De manière assez approximative, je découpe un cercle, une absence, une lacune pour pouvoir glisser derrière des bouts de papiers colorés et tester ainsi des possibles. Le coup de ces papiers colorés qu’on place ici et là pour voir ce que cela donne, est une pratique d’atelier à laquelle je ne recourais plus guère. Mais le fait de commencer par un trou, d’ajouter à ce libre exercice des possibles un geste irrémédiable, lui redonne sens à mon goût. Il s’agit de réinstaurer de l’absence, du manque, là où la peinture me vautre dans une présence aveuglante.
Qu’il y ait un trou, une lacune dans la peinture, même si cette ouverture donne sur un autre bout de papier coloré placé derrière, ce n’est pas la même chose que de coller sur une surface inaltérée un papier découpé. Dans un cas un ajout occulte une partie de la peinture dont la surface garde cependant son aura inviolée et intacte. Dans l’autre, l’effraction profane l’intégrité de l’image picturale. Un simple coup de cutter et on a soudain le sentiment de truquer, de tricher avec la règle du jeu et de basculer de la peinture à la sculpture. J’aime bien ça. Franchement, il n’y a là aucune intention moderne à la Fontana. Je ne veux rien transgresser, je me moque de ce genre de vanités. J’aime bien le résultat, un point c’est tout, et je sens bien qu’il correspond à un penchant profond chez moi. Je ne me plais vraiment que dans la réserve de la gomme à dessiner, le retrait, la lacune, en un mot le trou béant du vide matriciel, c’est celui-là que je veux non pas remplir, mais envisager encore avant de m’y dissoudre définitivement. J’aime aussi le ressentiment à mon égard des copains qui tombent dans le panneau d’un trompe l’œil si minable. Ils me regardent comme un potache qui vient de faire une mauvaise blague. On ne s’attend tout simplement pas à ce qu’une simple feuille de papier qui flotte au mur soit ainsi dégradée pour obtenir un effet si proche de celui que la peinture aurait pu atteindre sans toucher ainsi à la surface.
Mais, justement, il faut bien finir par y toucher à cette blancheur-là qui inhibe. N’est-ce pas le geste même de peindre que d’attenter à cette virginité, celui sans quoi rien ne se crée ? On peut peindre ou écrire sur l’écran. Il n’en demeure pas moins écran, c’est-à-dire à la fois support et obstacle. Nous qui n’avons encore jamais rien vu, il faut crever l’écran et mettre son œil dans le trou pour y voir enfin quelque-chose. Non pas regarder la peinture, mais y voir à travers.
La terre et le ciel, l’ombre et le corps, la lumière et l’obscurité… Bien sûr que dans ce « non du peintre », il y a d’abord de l’impuissance. Au fond, plus d’impuissance même que de négativité. Je n’aurais pas la force de porter un non quelconque car je sens bien que ce non-là me nommerait encore, viendrait me signifier, m’assigner à une clarté qui vaudrait comme une signature involontaire qu’il me faudrait assumer et ce serait un poids trop lourd pour courir. Et puis, la négativité moderne est pesante, voilà tout. Je ne peux dire ni oui ni non. Pour flotter, rester à la surface, ne pas sombrer, je m’en tiens au « et ».
Gouverner c’est choisir… prévoir, dit-on. Eh bien, justement, je ne gouverne pas, je ne choisis ni ne prévois. J’ai déjà assez de mal comme ça à y voir quelque-chose, alors prévoir, anticiper… ! Je peins de plus en plus les yeux fermés, comme un devin. Le pinceau glisse sur le papier jusqu’à ce qu’il rencontre le bord du cadre qui forme un léger relief à cause de la gomme à dessiner. Lorsqu’il le touche, il s’arrête et repart, erratique, vers le centre. Je regarde à peine ce qui advient. Non pas que je le refuse, mais par incapacité et manque d’inclination, d’intérêt. Disons que naturellement je ne penche pas de ce côté-là. La peinture offre ce recours de faire une chose puis une autre, de les juxtaposer, de les effacer, d’y revenir… Et ainsi de suite, non pas jusqu’à ce qu’on trouve une solution, mais jusqu’à ce qu’on se lasse. Lorsqu’on a le sentiment que les possibles sont épuisés, lorsqu’on se fatigue et qu’on se met à penser à autre chose : faire la cuisine, regarder par la fenêtre, dormir… alors sans doute la peinture n’est-elle pas « finie », mais elle est passée. C’est que le présent n’est plus son moment, le temps qui lui convient. Elle a choisi d’aller habiter le passé, ce qui veut dire que c’est à moi aussi de passer à autre chose, d’avoir la sagesse de ne pas insister, de ne pas regretter même. C’est comme lorsqu’on fait l’amour : sentir le moment où ajouter une caresse aux précédentes c’est prendre le risque de rompre le charme. Faire ce qui doit être fait avec ponctualité et s’en tenir à ça : au tempo du moment, sans jamais vouloir finir car former c’est fermer.
— Parce que rien n’est uniforme. Les mots sont des images et réciproquement. Chaque fois qu’il nous semble possible de discerner une forme singulière, nous nous trompons, victimes d’illusions. C’est à ce moment précis que la métamorphose opère le mieux et que nous en sommes les jouets ».
Il nous faut rester à la croisée des chemins et surtout n’en emprunter aucun : voir ce qui peut être lu, lire ce qui se donne à voir, être assuré que l’essentiel de ce qui peut-être perçu était déjà là, en nous, comme par magie, bien avant le premier regard ou la lecture du premier mot. Inutile d’ouvrir un livre pour en jouir réellement. Les véritables bibliophiles qui remplissent leurs étagères de belles reliures anciennes le savent, la présence du livre suffit ; c’est un talisman, un fétiche. Inutile de perdre son temps à en suivre les lignes. On le touche, on en palpe les pages et la messe est dite. Tout ce qu’on y lira ne viendra qu’embrumer la sincérité de l’élan primitif qui nous l’a fait choisir, on ne demande pas le bilan sanguin de celui ou celle dont la beauté nous ravit. On ne cherche pas à définir la nature d’un charme, on y cède, tout simplement, confus. Et ce faisant, on n’opte pas pour l’ignorance, on se libère au contraire de savoirs trompeurs pour accéder à ces émotions sincères qu’aucune apparence figée n’arrête : tout ce qui s’explique est trompeur, tout ce qui se mesure périt. La confusion est l’expression même que la métamorphose de l’œuvre opère en nous, « fusionnant ensemble » ces formes que, naïvement nous espérions uniques.
Ainsi, la peinture est-elle en permanence occupée d’un avant-présent. Ce n’est pas qu’elle s’occupe à proprement parler d’un état primitif du geste pictural dont il s’agirait de repenser en permanence l’héritage. Non, elle est plutôt « occupée » par un hier lointain comme la France le fut pendant la dernière guerre, engrossée plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement, par une origine, un fond qui la travaille depuis toujours et dont elle ne sait que faire tant il s’accorde mal avec ce qu’on appelle le « contemporain » : ce présent qu’on rêve pour ne pas le vivre. Peindre c’est revivre ces moments où, enfants, on imaginait écrire en alignant avec concentration des boucles semblables à celles que faisaient les grands. Nous jouissions alors d’un Éden où l’écrit et l’image ne faisaient qu’un, un monde délicieux et confus, sans transports ni métaphores, totalement présent et immédiat. Ce monde-là nous occupe encore, nous qui vivons dans une modernité scindée entre la pensée et l’image, clivée, définitivement kantienne… Il n’appartient qu’à nous d’être à l’écoute de cet avant-présent, comme des femmes enceintes le seraient, attentives à une gestation infinie et sans délivrance possible.
Cette année-là l’automne fut particulièrement rigoureux et précoce de sorte que la ville fut couverte de feuilles mortes au point que partout elles formaient des congères envahissant trottoirs et chaussées. Nous dormions dehors, le temps n’était pas froid, mais chaque matin nous étions recouverts d’une épaisse couche de feuilles. Comme beaucoup d’autres, je fus temporairement embauché par la ville pour débarrasser la voierie de toutes ces feuilles. À l’aide d’une longue branche, mon travail consistait à vider les globes des lampadaires des amas de feuilles qui les obstruaient et les rendaient aveugles. Durant toute la journée, en veillant bien à ne pas casser l’ampoule, je fourgonnais donc tant bien que mal l’intérieur des éclairages publics à l’aide de ma branche morte afin de déclencher des pluies de feuilles mortes des luminaires.
Un matin, alors que ma femme et moi étions couchés sous les feuilles, elle se réveilla en me disant que le temps était venu d’avouer à notre fille l’existence d’une autre fille que j’avais eue trois ans et demi auparavant d’une femme dont je peinais à me souvenir. Elle, au contraire, semblait avoir la mémoire claire. Lorsque notre fille vint nous rendre visite et que je lui annonçai l’existence de sa demi-sœur, elle me posa plusieurs questions à son sujet et je ressentis un grand malaise de ne pas être capable de lui répondre, le désintérêt semblait avoir effacé ma mémoire au point que je donnais l’impression d’être un esprit malade.
Il faut peindre léger. Qu’importe que la vue baisse, avec l’âge c’est incontournable. Et puis, la peinture ne doit rien à la vue. Qu’importe que l’esprit se délite, avec le temps on y vient tous. Et puis, la peinture n’est pas une « chose mentale ». Il suffit d’un souffle animant, non un mais ce corps, celui-là, ce corps-là, que tout à coup on se dise : là il se passe quelque chose en rapport à la vie, quelque chose d’essentiel qui échappe, excède, le cadre habituel, celui du corps justement : cette impression étrange identique pour celui ou celle qui peint et pour ceux qui se trouvent simplement en présence, que quelque chose de vivant suinte tout à coup – ou bien à suinté – d’un corps.
Inutile, vraiment, de regarder une peinture. Être en sa présence suffit. Inutile vraiment de l’exposer au regard, qu’elle repose comme une relique. On le sait bien, toutes les œuvres d’art sont des reliques. Les plus célèbres attirent des foules de touristes pèlerins qui les aperçoivent à peine dans les cathédrales modernes de l’art que sont les musées. Ils leur suffit de se dire qu’ils y sont allés, s’en sont approchés. Le plus grand nombre ne voit rien au Louvre, aux Offices ou à la Biennale de Venise, il fait ces visites en espérant qu’il ressentira en leur présence un bien être mystérieux et, qui sait, peut-être, un miracle. Ainsi, chacun y va de sa petite superstition, entasse chez lui quelques œuvres d’art au prix naturellement excessif, mais en rapport avec ses moyens. Sous prétexte de décoration d’intérieur, nous les trimbalons avec nous d’appartements en lieux de vie pour finir par les léguer à la sauvette à des héritiers généralement désabusés lorsqu’il ne s’agit pas de valeurs sonnantes et trébuchantes. Les œuvres sont nos Lares, génies de nos maisons et de nos cadres de vie. Tout comme nos ancêtres des temps jadis recherchaient par millions la proximité de reliques bienfaisantes, même lorsque nous finissons par ne plus voir les œuvres qui nous entourent, nous jouissons toujours de leur présence mystérieuse.
Si la peinture est une affaire de corps, encore faut-il que le souffle qui l’anime soit inspirant. Là réside le long apprentissage et la difficile expérience de la peinture. Comment métisser de façon exemplaire vie quotidienne et pratique de la peinture ? Il ne s’agit ni de se découvrir coloriste ou dessinateur et, avec le temps, de parfaire sa « petite sensation » comme un bourgeois de province accumule son magot, ni de s’escrimer à produire toujours plus pour inonder la foire aux vanités. Il s’agit que chaque peinture respire une vie harmonieuse et séduisante. Non pas nécessairement la vie facile de stars de magazines, mais une vie qui, morale ou transgressive – peu importe – ait du sens. Tout comme la relique n’est, en fin de compte, qu’un tas d’os lyophilisés, la peinture se résume à de la couleur sur un support quelconque. L’important c’est la qualité d’expérience qui s’en dégage, l’introspection inhabituelle que cette présence suscite en nous. Ainsi, on n’œuvre vraiment que lorsqu’on ne peint pas. C’est ce que nous faisons de notre vie à l’écart des pinceaux qui inspire réellement la peinture, lui donne son pneuma singulier que perçoit le public. Faute de temps, de goût, de formation… peu de gens voient véritablement la peinture. Ils ne voient pas davantage l’œuvre, que les pèlerins d’hier ne voyaient les reliques serties dans les châsses et les reliquaires. En présence de l’œuvre ils ont le sentiment de participer à la légende dorée de Saint Vermeer, de Saint Van Gogh, Saint Picasso, ou Saint Basquiat… et cela suffit à les émouvoir, à octroyer ce petit orgasme de l’âme justifiant le prix de la visite.
Cet après-midi j’ai regardé les photographies prises ces derniers mois avec mon téléphone. J’aime bien trier dans ce mélange, revoir des choses déjà vues et oubliées, avec au milieu les peintures toutes oubliées elles aussi, elles surtout… Mes mains ont plus de mémoire que mes yeux. Ce téléphone me tient lieu de béquille, il encourage la paresse de ma mémoire visuelle. Je m’en remets complément à lui au point que j’ai parfois l’impression que mon cerveau est ailleurs, dans les nuages, le cloud… au fond de ma poche sans doute !
Autrefois, l’image était dans une boîte close, une « chambre », une camera. Aujourd’hui, elle est indubitablement tele : « loin », « au loin ». L’artiste d’aujourd’hui se doit justement de ne pas être contemporain, il lui faut plutôt être en avance sur son temps, sur les images de son temps, « voir loin », exercer sa télévision : naïve rêverie bourgeoise qui voudrait toujours savoir de quoi sera fait le lendemain pour jouir dans les affaires d’un petit coup d’avance !
Je ne vois rien, je suis un manuel qui aspire à peindre en aveugle. Titien, Matisse, Monet… n’ont jamais été aussi bon que lorsqu’ils n’y voyaient plus rien. Si les peintures préhistoriques nous séduisent encore tant c’est qu’elles ont été réalisées dans une quasi obscurité. D’ailleurs, l’erreur est de les montrer avec un éclairage trop fort et constant. La faible lueur dansante d’un flambeau suffirait, elle seule est propice car elle ne dresse pas une frontière brutale entre ombre et lumière.
Paradoxalement, la fermeté du peintre croît avec son inévitable infirmité visuelle : moins il voit mieux il peint ! C’est alors qu’il s’en remet au corps et que sa main comme un oscilloscope, trace une biographie en prise directe avec le pneuma. Le « non » du peintre, c’est son renoncement progressif à l’image au profit de cette expérience du corps. C’est la teneur véritable de l’image, ce qui se voit comme par magie. Il s’agit bien d’un choix, d’une négativité fruit d’un long processus qui demande persévérance pour sortir de l’illusion d’un regard lointain et stratège. Ce « non » même nomme le peintre comme celui qui donne forme au souffle en couleurs en se libérant du mirage des images. Il ne projette ni n’objecte d’images, il manie les couleurs comme des humeurs émanant de son corps pour coloniser la surface de la peinture, comme les corps des amants se colonisent l’un l’autre.