Autrement dit, pourquoi la lumière n’est-elle jamais, ou presque, perçue comme un défaut d’obscurité ? Pourquoi trouvons-nous toujours naturel qu’il y ait quelque chose plutôt que rien du tout ? Sans doute, est-il impossible de ne pas identifier l’existence à la présence.
Petit, je me demandais pourquoi les peintures de natures mortes offraient tant de choses à voir, il me semblait que la « mort » devait signifier par l’absence et non l’abondance. Au Louvre, en particulier, j’étais frappé par ces natures mortes flamandes débordantes de victuailles ou d’objets hétéroclites qui vous tuent le regard à les observer, tant elles réclament de temps et d’attention. J’évitais de les regarder au début de la visite afin de garder un peu de fraîcheur pour la suite. Certes, si le peintre s’en était tenu à une table vide, on aurait pensé que son intérêt eût été la table et non cette vanité des choses que tentait de m’expliquer ma mère, et le cartel se serait contenté d’indiquer simplement : « table » au lieu de « nature morte ». Dans le genre, il n’y avait guère que les gaufrettes de Baugin qui me semblaient probantes à cause de la table justement qui en est à peine une, toute grise et abstraite, comme une présence soucieuse de se faire oublier, minimaliste avant l’heure.
Pourquoi n’ai-je pas le courage de m’en tenir au cadre ? J’aime toujours les peintures à ce stade préliminaire : lorsqu’il n’y a que le cadre et l’espace blanc au centre. Mais je trouverais démonstratif et moderne de les montrer telles quelles, ce qui serait pour moi un comble. Et puis, bien que j’aime regarder cette absence immaculée de peinture où dansent encore tous les possibles avant que j’en attrape un par la queue, que je cède – souvent lamentablement ! – au simple désir de peindre, comme à une envie profonde et irrésistible, pavlovienne… J’ai aussi envie de cela, c’est plus fort que moi, comme une jouissance qui monte et dont il faut se libérer.
C’est alors que me revient toujours cette interrogation : « pourquoi faut-il qu’il y ait quelque chose ? ». Comme L’Artiste de la Faim de Kafka, j’aspire à n’être que pur esprit : incorporel et immatériel. Il est si difficile de composer avec ce corps et avec les choses. Tout n’est que résistance, tensions ou effondrements imprévus. Je suis là à me débattre avec tant de pulsions contradictoires et sournoises, qui donnent à chaque choix un goût d’amertume, que la peinture m’épuise en même temps qu’elle me ravive.
Depuis quelque temps, au lieu de peindre directement une forme, un cercle par exemple, je fais des trous dans le papier. De manière assez approximative, je découpe un cercle, une absence, une lacune pour pouvoir glisser derrière des bouts de papiers colorés et tester ainsi des possibles. Le coup de ces papiers colorés qu’on place ici et là pour voir ce que cela donne, est une pratique d’atelier à laquelle je ne recourais plus guère. Mais le fait de commencer par un trou, d’ajouter à ce libre exercice des possibles un geste irrémédiable, lui redonne sens à mon goût. Il s’agit de réinstaurer de l’absence, du manque, là où la peinture me vautre dans une présence aveuglante.
Qu’il y ait un trou, une lacune dans la peinture, même si cette ouverture donne sur un autre bout de papier coloré placé derrière, ce n’est pas la même chose que de coller sur une surface inaltérée un papier découpé. Dans un cas un ajout occulte une partie de la peinture dont la surface garde cependant son aura inviolée et intacte. Dans l’autre, l’effraction profane l’intégrité de l’image picturale. Un simple coup de cutter et on a soudain le sentiment de truquer, de tricher avec la règle du jeu et de basculer de la peinture à la sculpture. J’aime bien ça. Franchement, il n’y a là aucune intention moderne à la Fontana. Je ne veux rien transgresser, je me moque de ce genre de vanités. J’aime bien le résultat, un point c’est tout, et je sens bien qu’il correspond à un penchant profond chez moi. Je ne me plais vraiment que dans la réserve de la gomme à dessiner, le retrait, la lacune, en un mot le trou béant du vide matriciel, c’est celui-là que je veux non pas remplir, mais envisager encore avant de m’y dissoudre définitivement. J’aime aussi le ressentiment à mon égard des copains qui tombent dans le panneau d’un trompe l’œil si minable. Ils me regardent comme un potache qui vient de faire une mauvaise blague. On ne s’attend tout simplement pas à ce qu’une simple feuille de papier qui flotte au mur soit ainsi dégradée pour obtenir un effet si proche de celui que la peinture aurait pu atteindre sans toucher ainsi à la surface.
Mais, justement, il faut bien finir par y toucher à cette blancheur-là qui inhibe. N’est-ce pas le geste même de peindre que d’attenter à cette virginité, celui sans quoi rien ne se crée ? On peut peindre ou écrire sur l’écran. Il n’en demeure pas moins écran, c’est-à-dire à la fois support et obstacle. Nous qui n’avons encore jamais rien vu, il faut crever l’écran et mettre son œil dans le trou pour y voir enfin quelque-chose. Non pas regarder la peinture, mais y voir à travers.