LXI 58

La terre et le ciel, l’ombre et le corps, la lumière et l’obscurité… Bien sûr que dans ce « non du peintre », il y a d’abord de l’impuissance. Au fond, plus d’impuissance même que de négativité. Je n’aurais pas la force de porter un non quelconque car je sens bien que ce non-là me nommerait encore, viendrait me signifier, m’assigner à une clarté qui vaudrait comme une signature involontaire qu’il me faudrait assumer et ce serait un poids trop lourd pour courir. Et puis, la négativité moderne est pesante, voilà tout. Je ne peux dire ni oui ni non. Pour flotter, rester à la surface, ne pas sombrer, je m’en tiens au « et ».

Gouverner c’est choisir… prévoir, dit-on. Eh bien, justement, je ne gouverne pas, je ne choisis ni ne prévois. J’ai déjà assez de mal comme ça à y voir quelque-chose, alors prévoir, anticiper… ! Je peins de plus en plus les yeux fermés, comme un devin. Le pinceau glisse sur le papier jusqu’à ce qu’il rencontre le bord du cadre qui forme un léger relief à cause de la gomme à dessiner. Lorsqu’il le touche, il s’arrête et repart, erratique, vers le centre. Je regarde à peine ce qui advient. Non pas que je le refuse, mais par incapacité et manque d’inclination, d’intérêt. Disons que naturellement je ne penche pas de ce côté-là. La peinture offre ce recours de faire une chose puis une autre, de les juxtaposer, de les effacer, d’y revenir… Et ainsi de suite, non pas jusqu’à ce qu’on trouve une solution, mais jusqu’à ce qu’on se lasse. Lorsqu’on a le sentiment que les possibles sont épuisés, lorsqu’on se fatigue et qu’on se met à penser à autre chose : faire la cuisine, regarder par la fenêtre, dormir… alors sans doute la peinture n’est-elle pas « finie », mais elle est passée. C’est que le présent n’est plus son moment, le temps qui lui convient. Elle a choisi d’aller habiter le passé, ce qui veut dire que c’est à moi aussi de passer à autre chose, d’avoir la sagesse de ne pas insister, de ne pas regretter même. C’est comme lorsqu’on fait l’amour : sentir le moment où ajouter une caresse aux précédentes c’est prendre le risque de rompre le charme. Faire ce qui doit être fait avec ponctualité et s’en tenir à ça : au tempo du moment, sans jamais vouloir finir car former c’est fermer.

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