LXI 54

« Pourquoi ?

Parce que rien n’est uniforme. Les mots sont des images et réciproquement. Chaque fois qu’il nous semble possible de discerner une forme singulière, nous nous trompons, victimes d’illusions. C’est à ce moment précis que la métamorphose opère le mieux et que nous en sommes les jouets ».

Il nous faut rester à la croisée des chemins et surtout n’en emprunter aucun : voir ce qui peut être lu, lire ce qui se donne à voir, être assuré que l’essentiel de ce qui peut-être perçu était déjà là, en nous, comme par magie, bien avant le premier regard ou la lecture du premier mot. Inutile d’ouvrir un livre pour en jouir réellement. Les véritables bibliophiles qui remplissent leurs étagères de belles reliures anciennes le savent, la présence du livre suffit ; c’est un talisman, un fétiche. Inutile de perdre son temps à en suivre les lignes. On le touche, on en palpe les pages et la messe est dite. Tout ce qu’on y lira ne viendra qu’embrumer la sincérité de l’élan primitif qui nous l’a fait choisir, on ne demande pas le bilan sanguin de celui ou celle dont la beauté nous ravit. On ne cherche pas à définir la nature d’un charme, on y cède, tout simplement, confus. Et ce faisant, on n’opte pas pour l’ignorance, on se libère au contraire de savoirs trompeurs pour accéder à ces émotions sincères qu’aucune apparence figée n’arrête : tout ce qui s’explique est trompeur, tout ce qui se mesure périt. La confusion est l’expression même que la métamorphose de l’œuvre opère en nous, « fusionnant ensemble » ces formes que, naïvement nous espérions uniques.

Camille_Saint-Jacques_XLV124Ainsi, la peinture est-elle en permanence occupée d’un avant-présent. Ce n’est pas qu’elle s’occupe à proprement parler d’un état primitif du geste pictural dont il s’agirait de repenser en permanence l’héritage. Non, elle est plutôt « occupée » par un hier lointain comme la France le fut pendant la dernière guerre, engrossée plus ou moins consciemment, plus ou moins volontairement, par une origine, un fond qui la travaille depuis toujours et dont elle ne sait que faire tant il s’accorde mal avec ce qu’on appelle le « contemporain » : ce présent qu’on rêve pour ne pas le vivre. Peindre c’est revivre ces moments où, enfants, on imaginait écrire en alignant avec concentration des boucles semblables à celles que faisaient les grands. Nous jouissions alors d’un Éden où l’écrit et l’image ne faisaient qu’un, un monde délicieux et confus, sans transports ni métaphores, totalement présent et immédiat. Ce monde-là nous occupe encore, nous qui vivons dans une modernité scindée entre la pensée et l’image, clivée, définitivement kantienne… Il n’appartient qu’à nous d’être à l’écoute de cet avant-présent, comme des femmes enceintes le seraient, attentives à une gestation infinie et sans délivrance possible.

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