LXI 48

Cette année-là l’automne fut particulièrement rigoureux et précoce de sorte que la ville fut couverte de feuilles mortes au point que partout elles formaient des congères envahissant trottoirs et chaussées. Nous dormions dehors, le temps n’était pas froid, mais chaque matin nous étions recouverts d’une épaisse couche de feuilles. Comme beaucoup d’autres, je fus temporairement embauché par la ville pour débarrasser la voierie de toutes ces feuilles. À l’aide d’une longue branche, mon travail consistait à vider les globes des lampadaires des amas de feuilles qui les obstruaient et les rendaient aveugles. Durant toute la journée, en veillant bien à ne pas casser l’ampoule, je fourgonnais donc tant bien que mal l’intérieur des éclairages publics à l’aide de ma branche morte afin de déclencher des pluies de feuilles mortes des luminaires.

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Un matin, alors que ma femme et moi étions couchés sous les feuilles, elle se réveilla en me disant que le temps était venu d’avouer à notre fille l’existence d’une autre fille que j’avais eue trois ans et demi auparavant d’une femme dont je peinais à me souvenir. Elle, au contraire, semblait avoir la mémoire claire. Lorsque notre fille vint nous rendre visite et que je lui annonçai l’existence de sa demi-sœur, elle me posa plusieurs questions à son sujet et je ressentis un grand malaise de ne pas être capable de lui répondre, le désintérêt semblait avoir effacé ma mémoire au point que je donnais l’impression d’être un esprit malade.

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