Il faut peindre léger. Qu’importe que la vue baisse, avec l’âge c’est incontournable. Et puis, la peinture ne doit rien à la vue. Qu’importe que l’esprit se délite, avec le temps on y vient tous. Et puis, la peinture n’est pas une « chose mentale ». Il suffit d’un souffle animant, non un mais ce corps, celui-là, ce corps-là, que tout à coup on se dise : là il se passe quelque chose en rapport à la vie, quelque chose d’essentiel qui échappe, excède, le cadre habituel, celui du corps justement : cette impression étrange identique pour celui ou celle qui peint et pour ceux qui se trouvent simplement en présence, que quelque chose de vivant suinte tout à coup – ou bien à suinté – d’un corps.
Inutile, vraiment, de regarder une peinture. Être en sa présence suffit. Inutile vraiment de l’exposer au regard, qu’elle repose comme une relique. On le sait bien, toutes les œuvres d’art sont des reliques. Les plus célèbres attirent des foules de touristes pèlerins qui les aperçoivent à peine dans les cathédrales modernes de l’art que sont les musées. Ils leur suffit de se dire qu’ils y sont allés, s’en sont approchés. Le plus grand nombre ne voit rien au Louvre, aux Offices ou à la Biennale de Venise, il fait ces visites en espérant qu’il ressentira en leur présence un bien être mystérieux et, qui sait, peut-être, un miracle. Ainsi, chacun y va de sa petite superstition, entasse chez lui quelques œuvres d’art au prix naturellement excessif, mais en rapport avec ses moyens. Sous prétexte de décoration d’intérieur, nous les trimbalons avec nous d’appartements en lieux de vie pour finir par les léguer à la sauvette à des héritiers généralement désabusés lorsqu’il ne s’agit pas de valeurs sonnantes et trébuchantes. Les œuvres sont nos Lares, génies de nos maisons et de nos cadres de vie. Tout comme nos ancêtres des temps jadis recherchaient par millions la proximité de reliques bienfaisantes, même lorsque nous finissons par ne plus voir les œuvres qui nous entourent, nous jouissons toujours de leur présence mystérieuse.
Si la peinture est une affaire de corps, encore faut-il que le souffle qui l’anime soit inspirant. Là réside le long apprentissage et la difficile expérience de la peinture. Comment métisser de façon exemplaire vie quotidienne et pratique de la peinture ? Il ne s’agit ni de se découvrir coloriste ou dessinateur et, avec le temps, de parfaire sa « petite sensation » comme un bourgeois de province accumule son magot, ni de s’escrimer à produire toujours plus pour inonder la foire aux vanités. Il s’agit que chaque peinture respire une vie harmonieuse et séduisante. Non pas nécessairement la vie facile de stars de magazines, mais une vie qui, morale ou transgressive – peu importe – ait du sens. Tout comme la relique n’est, en fin de compte, qu’un tas d’os lyophilisés, la peinture se résume à de la couleur sur un support quelconque. L’important c’est la qualité d’expérience qui s’en dégage, l’introspection inhabituelle que cette présence suscite en nous. Ainsi, on n’œuvre vraiment que lorsqu’on ne peint pas. C’est ce que nous faisons de notre vie à l’écart des pinceaux qui inspire réellement la peinture, lui donne son pneuma singulier que perçoit le public. Faute de temps, de goût, de formation… peu de gens voient véritablement la peinture. Ils ne voient pas davantage l’œuvre, que les pèlerins d’hier ne voyaient les reliques serties dans les châsses et les reliquaires. En présence de l’œuvre ils ont le sentiment de participer à la légende dorée de Saint Vermeer, de Saint Van Gogh, Saint Picasso, ou Saint Basquiat… et cela suffit à les émouvoir, à octroyer ce petit orgasme de l’âme justifiant le prix de la visite.